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Une marche à travers l'Europe

(en cours)
Récit d'une traversée d'Europe à pieds en solitaire et par les montagnes, du détroit de Gibraltar à Istanbul.
randonnée/trek
Quand : 19/02/23
Durée : 500 jours
Distance globale : 6642km
Dénivelées : +184825m / -182636m
Alti min/max : -1m/3013m
Carnet publié par SamuelK le 08 oct. 2023
modifié le 20 mai
Mobilité douce
Réalisé en utilisant transports en commun (train, bus, bateau...)
Précisions : Pour me rendre au départ : bus de Bordeaux à Tarifa. Pour le retour : en voilier par la méditerranée ?
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Vue d'ensemble

Le topo : Serbie : Užice > Aleksinac (mise à jour : 24 févr.)

Distance section : 239km
Dénivelées section : +4200m / -4469m
Section Alti min/max : 167m/1355m

Description :

28/12/2023 > 08/01/2024
243 km ; D+ 5,5 km ; D- 5,7 km

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Le compte-rendu : Serbie : Užice > Aleksinac (mise à jour : 24 févr.)


Je suis en Serbie depuis quelques jours, et repars d'Užice où je me suis reposé et un peu plus acclimaté au pays. Je longe des axes routiers et ferroviaires, traverse quelques villes, et monte dans des collines agricoles et forestières où il m'est plus agréable de marcher. Je traverse des étendues de forêts aux arbres nus qui offrent par moments une percée sur le paysage, marchant sur des pistes où vu la rareté des tracteurs et 4X4 rencontrés, je me sens plus proche des arbres, des oiseaux et de moi-même, que des autres humains que je ne vois pas. En alternance avec ces forêts, je marche dans des campagnes actives et habitées, composées de hammeaux qui atteignent rarement la taille d'un village, nombreux et dispersés entre les prairies et les vergers de pruniers et de framboisiers. Le secteur agricole emploie 16% de la population active, par une agriculture généralement de taille familiale. La Serbie est le premier producteur européen de prunes et se framboises ; ayant marché quelques centaines de kilomètres dans le sud du pays, je ne suis pas surpris.

Après une forte vague de froid, c'est une étonnante vague de chaud qui s'installe. Les températures prennent subitement une dizaine de degrés, le soleil propage toujours son rayonnement chaud pendant la journée sans être filtré par les nuages, les conditions sont réunies pour pouvoir marcher sans subir la température, tout en étant autorisé à prendre des pauses dignes de ce nom sans me refroidir et repartir les mains gelées. Les nuits entre 0 et 5°C permettent quant à elles de passer des bivouacs confortables également sans subir le froid. Bien que les conditions météo soient clémentes, lorsque le coucher de soleil approche en fin d'après-midi et que je suis dans une zone habitée, je cherche de préférence un abri quelconque pour passer la nuit, généralement en demandant conseil ou l'autorisation aux personnes que je croise. Dans la pratique, soit on me refuse l'accès à un abri de fortune même abandonné, soit on m'invite en m'offrant le gîte et le couvert, avec un accueil royal. Tous les scenari sont possibles à l'approche de la soirée, avec souvent des rebondissements et des surprises. Un soir par exemple, je ne trouve pas d'endroit où bivouaquer ni de source d'eau, et ne croise personne. Dans un hammeau, je rencontre enfin quelqu'un, le directeur de l'école qui sort de celle-ci. Il remplit mes bouteilles, nous discutons un peu, il est sympathique et enthousiaste, je suis optimiste pour la suite de la soirée. Je lui demande finalement si je peux dormir dans un vieux bâtiment abandonné à côté de l'école, par politesse et pour signaler que je cherche un endroit où dormir, car je ne vois pas comment il pourrait refuser, et espère au fond qu'il me propose de dormir dans l'école par exemple. Il refuse naturellement avec sa même sympathie apparente et s'en va après une fausse tape amicale dans le dos. Me voilà froissé et déçu, me disant que la courte conversation était en réalité à sens unique. Je repars avec la nuit qui s'épaissit, et - ce n'est pas à mon habitude - toque à la porte d'une maison pour demander si je peux dormir dans la grange. Quand je vois le regard de la personne qui m'ouvre, que j'interprète comme méfiant-méprisant, je pense immédiatement que c'est perdu d'avance et que je peux tracer ma route. En fait, le couple m'accueille sans réfléchir et avec plaisir, et m'offrent le gîte et le couvert en étant aux petits soins. Encore une illustration qui m'apprend à ne pas me fier à mes intuitions surtout en ce qui concerne les rapports humains, mais de plutôt adopter autant que possible un regard vierge en dépit des apparences. Nous discutons longuement et lentement avec le mari à l'aide de nos traducteurs sur nos téléphones, avant de jouer une partie d'échec, un langage international, tout en écoutant les analyses géopolitiques pro-russe et anti-OTAN diffusées en continu par la première chaîne de télévision serbe. Une fois de plus, au-delà du service rendu et de l'hospitalité, ça me fait chaud au cœur de sentir que même à travers des échanges simples, la rencontre imprévue fait simplement et sincèrement plaisir à tout le monde, offrant la satisfaction d'offrir et de recevoir, d'apercevoir la réalité d'autres vies le temps d'une soirée, de mettre du relief dans un quotidien.

Je ne vais pas raconter chacune de ces rencontres et de ces invitations, elles ont été nombreuses en Serbie. En journée il est fréquent aussi qu'on m'invite pour le café ou la rakija, souvent les deux. J'aime marcher dans les lieux habités où habituellement aucun•e inconnu•e ne traverse l'endroit simplement pour le plaisir, encore moins à pieds, rendre visite si l'occasion se présente en allant boire un café, et parfois en recevant une invitation.

Le 31 décembre, je passe un court et intense moment d'enthousiasme et de convivialité à la terrasse d'un petit bar-épicerie où, voyant les gens me suivre du regard à mon passage, je ne pouvais pas tracer mon chemin sans m'arrêter. Au prochain hameau quelques kilomètres plus loin, les gens ont été prévenus et j'ai le droit à un "C'est toi le gars qui va à Istanbul ?" à mon arrivée. Hop, me revoilà attablé à boire des coups avec mes nouveaux copains du jour. Je demande si je peux dormir dans la chapelle du hameau que j'ai repérée à mon arrivée, on me répond positivement tout en téléphonant au prêtre pour lui demander l'autorisation. À l'arrivée de celui-ci, la soirée de fin d'année prend un autre tournant. Comme tous mes interlocuteurs mais de manière encore plus affirmée, il me déconseille catégoriquement pour ma sécurité d'aller en Albanie, "ce sont des sauvages". Il cherche avec agacement une solution plus confortable pour me loger, bien que je répète que la chapelle me convienne parfaitement. Avec quelques-uns, nous allons manger chez lui où sa femme a préparé à manger. Là la discussion commence à s'envenimer. Il me fustige du regard avec autant de mépris que de pitié en apprenant que je suis athé. Puis, petit à petit, j'ai le droit à tout : "L'islam est dangereux", "Le catholicisme est une catastrophe", "Les chinois n'ont pas d'âme", etc. Le plus marquant à mes yeux au cours de cette soirée n'est pas tant le type de discours auquel je suis malheureusement habitué, mais le fait qu'il émane d'un homme qui de tout son être incarne le savoir, la sagesse et l'autorité, et est écouté et respecté pour ça. Lorsque que la soirée se poursuit au bar à trois avec lui et un de ses disciples de mon âge, ils me parlent de haut avec beaucoup de condescendance, n'hésitant pas à dire que je ne connais pas mon histoire, qu'en tant qu'athé je suis perdu et simplement intéressé par les bassesses matérielles de ce monde, en témoigne cette marche d'ailleurs. Eux, élevés spirituellement, peuvent asseoir leurs propos haineux et ont des aspirations plus spirituelles, en témoigne d'ailleurs leur discussion sur leur business de Noël et leurs SUV. Clairement, je suis allé trop loin dans une discussion de sourds. Je suis parti lorsqu'ils sont allés vers des propos violents anti-LGBT, c'était trop pour moi. En y repensant, c'est comme si l'unique mission sur terre de ce prêtre orthodoxe qui sait tout sur tout était de prêcher la haine et la peur. N'ayant pas trouvé mieux, il m'a ouvert une réserve où je dors entre des sacs de farine. C'est ironique, car j'aurais évidemment préféré la chapelle, mais le luxe d'être abrité du vent et de l'humidité sans monter le tarp est là. Le lendemain matin, la tension est toujours perceptible. Il me regarde ranger mes affaires en me disant sans gêne qu'il attend que je parte pour partir, car je pourrais agresser sa femme. Puis en partant, il me dit "Et dis du bien des serbes !". Non que j'ai l'intention de faire l'inverse, je trouve ça aussi consternant que drôle.

Le Noël orthodoxe se fête le 7 janvier, ainsi que les deux jours qui suivent. Avec une population à 90% orthodoxe, l'événement rythme le pays tout entier qui est à l'arrêt pendant trois jours, durant lesquels on se retrouve en famille. En marchant à travers la campagne, le 5 janvier je vois à de nombreuses reprises des cochons fraîchement abattus et prêts à être découpés. Le 6, je les vois rôtir à la broche et l'odeur de cochon grillé envahit toute la campagne. Et le 7, après un jeûne de six semaines sans viande, c'est le festin. Le 6 au soir, en m'arrêtant dans un petit bar-épicerie, on m'invite à passer le réveillon de Noël en famille. C'est une chance et un honneur, et de plus un des fils parle parfaitement anglais. J'assiste aux nombreux rituels orthodoxes, de l'église bondée jusqu'à l'intimité du réveillon en famille. La soirée se poursuit avec quelques verres de vin et de rakija, jusqu'à cette scène où les deux fils, dont l'un vient de faire un service militaire volontaire, me montrent fièrement leur armes, faisant une démonstration à blanc en déclamant cette phrase qui me reste en mémoire : "C'est comme ça qu'on défend sa famille et sa nation !". D'après lui, la Serbie doit se préparer à une guerre avec l'Albanie. J'ai surtout l'impression que plutôt que de devoir se défendre contre un enemi inexistant, il aurait envie de la faire, la guerre, fièrement et virilement, dans les pas de son père.

Le lendemain je reste un peu puis repars, marchant sur des routes goudronnées et rectilignes, sans beaucoup de trafic en ce jour de Noël. Le soir je trouve un préau juxtaposé à une église pour passer la soirée et la nuit. La nuit tombée, un prêtre vient chercher l'argent des bougies en libre-vente et est surpris de me trouver là. M'entendre dire "Si si je vous assure tout va bien, je n'ai besoin de rien, je traverse l'Europe à pieds et j'ai l'habitude de dormir par 0°C" ne semble pas rassurer son souhait de m'aider. Il m'ouvre alors une salle où je peux dormir et m'allume un poêle, actionne le chauffe-eau, me donne de la rakija, puis revient plus tard fermer la salle de bain, en en profitant pour m'apporter à manger et m'inviter à venir prendre le petit déjeuner chez lui le lendemain. À une heure où je ne pensais plus voir personne pour aujourd'hui, je n'aurais pas pu rêver mieux. Après une bonne soirée où le luxe et la générosité se sont invitées, je vais alors passer la matinée avec sa famille à deux kilomètres d'ici. C'est une vraie bulle de bienveillance, de paix, d'accueil et de joie de se rencontrer. Après de nombreuses rencontres à double face, ça me fait un bien fou. Je discute longuement avec le fils qui se charge aussi de faire la traduction avec les autres, je repousse mon départ et reprends la route avec joie et un pincement au cœur de déjà m'en aller. C'est parfois fou comme une connexion peut être forte et rapide. J'ai déjà un hébergement pour le soir-même à Aleksinac : un autre prêtre m'ouvrira une salle où je pourrai rester deux nuits pour prendre un jour de pause.

Je traverse de nombreux vergers de framboisiers, la Serbie est le premier producteur européen. Dommage que ce ne soit pas la saison.
Je traverse de nombreux vergers de framboisiers, la Serbie est le premier producteur européen. Dommage que ce ne soit pas la saison.
Lorsqu'il s'agit de trouver un endroit pour dormir, je n'hésite pas à voir les choses en grand.
Lorsqu'il s'agit de trouver un endroit pour dormir, je n'hésite pas à voir les choses en grand.
Depuis la forteresse de Maglić, je marche, je marche quelque jours en zone montagneuse jusqu'à Aleksandrovac.
Depuis la forteresse de Maglić, je marche, je marche quelque jours en zone montagneuse jusqu'à Aleksandrovac.
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